Un voyageur cheminait, sur le chemin qui chemine… et le voyageur trouvait parfois le temps long et la marche rude. Lorsqu’il était très fatigué, il se faisait comme une sorte de brouillard devant ses yeux, le paysage tremblait un peu, et c’est d’ailleurs à cela qu’il finissait par reconnaître sa fatigue. Ça, c’était souvent le soir.
Le matin, en revanche, il trouvait le pays plus clair, l’air plus limpide et d’une façon générale, tout se passait mieux que le soir. Il en demanda la raison à un vieil homme sage qu’il rencontra dans une auberge. Le vieux le regarda longtemps avant de répondre et lui dit: «C’est une question à laquelle il est mieux que tu répondes par toi-même. Et pour ce faire, je te conseille simplement de faire attention à ce qui se passe par terre.»
Le voyageur se mit donc à scruter le chemin, mais il ne se passait en vérité rien de plus que d’habitude. Mais un matin, un rayon de soleil vint éclairer une petite fleur sur le chemin, devant lui. Émerveillé, il se baissa pour la cueillir, mais au dernier moment, suspendit son geste. C’est alors qu’un caillou tomba devant lui, comme venu de derrière son épaule! Il le ramassa, le considéra longuement, et ne sachant qu’en faire, le mit dans sa poche et poursuivit sa route.
Le jour suivant, il advint qu’en se baissant pour renouer un lacet de sa sandale, un caillou tomba devant lui, comme venu de derrière son épaule! Il le ramassa, le considéra longuement, et le compara enfin avec celui qu’il portait depuis la veille. Celui-là était plus joli. Il jeta donc le premier et poursuivit son chemin.
Le jour suivant, il advint qu’en se baissant pour ramasser un bâton, un caillou tomba devant lui, comme venu de derrière son épaule! Il le ramassa, le considéra longuement, et le compara enfin avec le second caillou, celui qu’il portait depuis la veille. Celui-là était plus joli. Il jeta donc le second caillou, mit le troisième dans sa poche, et poursuivit son chemin. Il s’était dit, en effet, qu’il était impossible de conserver par devers lui tous les cailloux qui tombaient du ciel et qui lui plaisaient un tant soit peu.
Et les choses continuèrent ainsi. Chaque fois que notre homme se baissait, un caillou tombait devant lui. Une fois sur l’autre, soit il gardait le caillou qu’il avait dans la poche, soit il le jetait et conservait le nouveau caillou. Comme il n’avait que cela à faire, en marchant, il élabora une quantité remarquable de théories très compliquées à propos des cailloux, des liens de causalité possibles avec le fait de se baisser, en fonction de quel système de valeur il conservait plutôt tel caillou que tel autre, etc… Le phénomène le plus étrange qu’il finit par constater fut que, jour après jour, sa marche devenait plus légère, ses pieds moins fatigués, son dos plus droit, et d’une façon générale, lui-même se sentait devenir plus souple et plus allégé.
C’est à peu près vers cette époque qu’il retrouva le vieil homme, dans la même auberge. Il le remercia beaucoup et lui raconta toutes les théories qu’il avait élaborées pour expliquer son mieux être. Le vieux s’amusa beaucoup et finit par lui dire: «Alors, même vide, tu continues à porter ta hotte sur le dos!» Le voyageur, consterné, et après avoir effectivement ôté son sac, lui demanda pourquoi il ne lui avait pas dit dès le départ qu’il vivait avec une hotte pleine de cailloux sur le dos. «Tu ne m’aurais pas cru, dit le vieux. Et même maintenant, regarde… tu m’en veux de t’avoir appris quelque chose que tu ignorais jusqu’à présent!»