Conditionnements d’origine
Le dialogue de l’Orgueil et du Sentiment de Culpabilité constitue le Boulevard de l’Ego au masculin. Il est à inscrire dans la série «les grands pièges invisibles» à propos desquels nous sommes en aveuglement spécifique autant collectif que personnel. Prenant la suite du judaïsme déjà bien conditionné, le système ecclésiastique chrétien réutilisant la Bible a enfoncé pendant mille ans de plus dans toutes les consciences de la Vieille Europe la notion du Péché Originel: «C’est ma Faute, c’est ma Faute, c’est ma très grande Faute et seule l’intervention divine, à travers et grâce à l’Eglise, pourra me sauver.» Ce faisant, il a transformé en archétype actif le trio infernal Indignité-Impuissance-Culpabilité.
Sachant qu’elle fonctionne aussi à sa façon dans l’univers oriental, le discours bouddhiste se contente de laisser cette antiquité en l’état, mais insiste sur la nécessité d’apprendre à apprendre (conscience)[1] que notre réalité objective et fondamentale s’appelle la souffrance, qu’elle a pour racine notre ignorance du fonctionnement ordinaire de notre esprit et qu’elle se développe principalement au cours des changements d’existence que sont la naissance, le quotidien la maladie, la vieillesse et la mort. C’est la définition même du terme-concept d’impermanence, toujours (2012) inconnu de nos dictionnaires généraux occidentaux.
Il insiste également sur le fait que l’organisation mentale est capable d’auto-guérison, ce qui implique que nous pouvons nous passer d’intermédiaires de rédemption qui pourrait être opérée collectivement par n’importe quel ‘Jésus’ médecin extérieur[2].
Du point de vue soufi, la vision judéo-islamo-chrétienne de l’existence humaine peut être considérée comme une superproduction de l’Ego, une grandiose Métaphysique de l’Illusion basée sur l’archétype primordial et biblique de Yahvé-Dieu dont il faut bien dire qu’il constitue LE modèle égotique de référence qui a structuré tout le fonctionnement religieux, social et individuel de l’Occident.
D’abord un peu d’histoire:
Dans des registres beaucoup plus techniques, la pensée indienne classique est la créatrice du concept d’Ego[3]. Elle semble avoir étudié le sujet depuis l’invention du yoga et bien des textes orientaux qui en traitent sont présentés d’une façon philosophique et intellectuelle, voire poétique.
Parfois, ils sont même écrits en langage codé, alors que le sujet est déjà plutôt difficile à aborder sans ces précautions. Pour cette raison, ils sont le plus souvent impropres au Travail Intérieur, dont Idries Shah[4] disait qu’il est une affaire trop importante pour la laisser aux mains des professionnels de la pensée intellectuelle et de la religion.
Lorsque des moines tibétains commencèrent (à partir du 10ème siècle), à importer les doctrines bouddhistes au Tibet, ils en firent leurs propres traductions, interprétations et adaptations. En témoigne l’histoire de Marpa, dit ‘le Traducteur’; ses notes manuscrites furent jetées hors du bateau par un condisciple jaloux lors du passage d’une rivière et il fut obligé de retranscrire de mémoire le contenu des enseignements qu’il avait reçus en Inde du maître Naropa.
En ce qui concerne mon enseignement du Travail Intérieur, j’actualise à mon tour cet ensemble de pratiques de façon non religieuse, non métaphysique et non intellectuelle en utilisant tous les moyens vivants, techniques, épistémologiques et psychologiques orientaux et occidentaux dont je peux disposer. C’est ainsi que peut fonctionner encore aujourd’hui le principe de la transmission vivante de connaissance et de conscience qui se traduit par le mot sanscrit Abhisheka, qui signifie: Initiation, laquelle comporte une partie importante de transmission vibratoire et énergétique.
En l’espèce, ce qui est expliqué ici résulte des enseignements soufis d’Idries Shah et des pédagogies tibétaines de Chöghiam Trungpa.
Attention, territoire miné
Sans un vocabulaire approprié, le travail d’observation de l’activité mentale et des fonctionnements de l’esprit reste difficile et improductif. Dans ce domaine, notre pensée classique et notre psychologie occidentale issue des travaux d’Aristote s’exprime en langage courant avec une capacité de confusion et d’erreur presque illimitée qui semble tenir à trois facteurs principaux:
- l’emploi inconscient du verbe «être» dans ses formes pathologiques,
- le défaut de Conscience Corporelle et
- l’ignorance de l’impact de ces facteurs sur nos représentations… de l’Ego! Par exemple, un bon résumé de la vision consciente collective sur ce sujet se trouve dans un article de Wikipédia qui classe les définitions de l’Ego suivant 5 domaines: philosophie, psychanalyse, sociologie, spiritualité et bouddhisme.
Ego est un substantif tiré du pronom personnel grec εγὠ («je/moi»). Il désigne généralement la représentation et la conscience que l’on a de soi-même. Il est tantôt considéré comme le fondement de la personnalité (notamment en psychologie) ou comme une entrave à notre développement personnel (notamment en spiritualité).
Cette définition constitue pour moi une définition intellectuelle, universitaire et désincarnée de l’Ego faite par ‘lui-même’ et à son usage. Elle ignore les fonctionnements de l’Ego au sens énergétique et archétypique et ne dit rien de son fondement instinctif qui est la Peur. Quant aux termes écrits en rouge, ils suffisent à l’invalider au fond.
Pour une personne qui n’est pas formé(e) à ce genre d’introspection, la question de savoir distinguer par expérience dans son existence ce dont il est question aux n.s.[5] lorsqu’elle dit «je» ou «moi», ou «soi» ou «ego» ne se pose même pas. La plupart du temps, la façon dont elle se comporte révèle qu’elle mélange, identifie et confond ces 4 termes tant qu’elle n’a pas appris à repérer en conscience corporelle à quelle configuration mentale et ressenti organique chaque mot peut correspondre[6].
Cette imprécision banale mais inconsciente interdit d’entrée toute connaissance sérieuse du sujet et ne produit que des idées confuses sur la base de ce vocabulaire qui ne l’est pas moins, quel que soit le domaine considéré. À ce stade, c’est ce que nous avons d’abord à contempler, au sens du processus de prise de conscience[7].
Si je me contente de dire que l’Ego est une configuration mentale cachée de nature squatter et parasitaire, nous serons bien avancés… à rien. Cette définition de type rubrique de dictionnaire intellectuelle qui n’a rien à envier à celle de Wikipédia est dépourvue de toute dimension pratique.
Personnifier l’Ego
Dans le Zen, qui a repris les données expérimentales de l’Inde ancienne, et qui fonctionne sur une combinaison délicate de pratique, d’intellect et d’intuition, la personnification quasi automatique de l’Ego dans la voie bouddhiste est une réalité liée à la pratique quotidienne de la méditation. Le Zen a ses propres défauts, dont celui de disposer d’un vocabulaire suffisamment limité et imprécis pour décourager les meilleures bonnes volontés intellectuelles et obliger l’Ego à laisser la place aux autres fonctions mentales; sensation et intuition. Austère et de teinture japonico-militaire, cette voie ne convient pas à tout le monde et son monumental sérieux la rend assez vulnérable à l’aveuglement spécifique[8].
Dans les domaines Tibétains et Soufis, qui semblent plus accessibles que le Zen à nos environnements mentaux d’Occident, Chöghiam Trungpa[9] et Idries Shah[10] ont fait le travail de décrire chacun à leur façon, de façon vivante et pas seulement théorique, les fonctionnements ordinaires de l’Ego en faisant au passage la démonstration de la technique de la personnalisation en conscience d’une Grande Figure Cachée[11].
Les deux le décrivent comme une personnalité inconsciente tyrannique et bureaucratique, névrosée, paranoïaque mais surtout très habile et très puissante. Bien caché à l’intérieur de notre organisation mentale, essayons de nous représenter une sorte de Maître Obscur, un Tireur de Ficelles habilement caché capable de piloter notre vie à notre insu? Quelqu’un, par exemple, qui me soufflerait directement à l’âme que: «C’est normal que tu sois pauvre, solitaire, incompris et en difficulté permanente; le vrai génie est à ce prix! C’est de ta souffrance que tu dois tirer la Véritable Inspiration Divine de ton existence. Plus tu souffriras, plus tu seras génial(e).» Une voix qui serait tellement persuasive qu’elle irait même jusqu’à briser à la racine toute impulsion de révolte et toute envie de changer d’idée…
Dans notre fonctionnement humain, cette configuration mentale s’appelle l’Ego: elle fonctionne comme une pathologie de la conscience. Et comme chaque fois qu’il est question de maladie, cela signifie que j’ai le droit d’essayer d’arrêter d’être malade. J’y ai sans doute intérêt dans la plupart des cas[12].
Dans nos mythologies les plus récentes, la figure idéale (au masculin) pour le représenter dans un premier temps est celle de l’Empereur Dark Sidious dans Star Wars, complétée par celle de Gollum dans le Seigneur des Anneaux. Au féminin, La marâtre de Blanche Neige, celle de Cendrillon complétée par Cruella dans les 101 Dalmatiens (entre autres) constitue une autre bonne image.
Ces images-références collectives fonctionnent en écho à notre propre version personnalisée de ces archétypes généraux en ayant toujours à l’esprit que les manifestations égotiques au féminin sont profondément différentes de celles au masculin. En effet, l’Ego masculin fonctionne plutôt sur les registres individuels d’affirmation/négation (j’aimeça, j’aimepasça), sur l’orgueil, la puissance et la compétition, alors que l’Ego féminin fonctionne plutôt sur les registres collectifs d’autorisation /interdiction (il faut, il faut pas), le sacrifice et l’autodestruction, la manipulation, le pouvoir et l’assimilation.[13]
Qu’il s’agisse d’une activité mentale et non d’une personne physique est une affaire entendue. Mais tout indique qu’il semble que nous ne pouvons pas
a°) faire l’expérience correcte,
b°) réaliser la confrontation, puis
c°) nous différencier de cette activité mentale
sans apprendre à la personnifier en détail. Nous ne pouvons pas non plus faire l’économie de choisir d’y croire[14] en conscience, le temps que la différenciation se fasse, à savoir que ‘moi’ cesse de s’identifier inconsciemment à l’Ego.
Ceci va pouvoir se faire en utilisant une curieuse conjonction d’esprit ‘magique’ et ‘scientifique’, de façon à provoquer l’investissement de conscience émotionnelle et sentimentale nécessaire à l’inscription organique de l’expérience. En Occident nous devons à C.G.Jung [15] la première description de cette technique qui permet à une série de transformations de cette ‘personnalité cachée’ de se produire au cours du processus d’individuation jusqu’à sa dissolution par intégration organique.
Pour ce qui me concerne, j’ai personnalisé ce Tyran ingénieux et orgueilleux en l’appelant Ego-Léon (version familière, à cause du côté ‘Lion’) ou l’Ego-Tyran lorsque j’en parle de façon plus formelle. Le terme EgoSystème réfère à un autre aspect plus théorique du vocabulaire technique du Travail Intérieur. Lorsque je le personnalise, j’aime bien l’appeler LouiKaTorz, ce qui ressemble bien pour moi à «Lui qu’a tort», histoire de ne pas oublier chaque fois que possible qu’il n’est pas moi, et que je ne suis pas lui!
Les Racines organiques et archaïques de l’Ego
Essayons de comprendre les forces qui sont à l’œuvre.
Depuis notre naissance, ‘ça’ pulse. ‘Ça’ a besoin de s’exprimer et de transformer en réalité toutes nos potentialités créatives. C’est l’énergie vitale qui nous alimente et qui nourrit autant notre désir d’apprendre que celui de jouer, de [pro]créer, de jouir et de vivre.
Notre organisme dispose en effet d’une mémoire ‘animale’ fort ancienne qui sait que, dès qu’une antilope se met à bramer sa joie d’avoir bien brouté au soleil, elle prévient en même temps les prédateurs qui se réveillent et qui justement, après une bonne sieste au soleil, ont l’estomac bien creux. Cette expérience archaïque peut se résumer à: «Exprimer bien haut sa joie peut être dangereux et même mortel». Comme les animaux, nous fonctionnons sur ces deux registres: un appétit monumental d’existence-réalisation et une force de Peur équivalente qui vient jouer en opposé.
Il semblerait que cette énergie d’existence soit assistée par ce qu’on appelle «l’instinct de conservation», et qui se traduit par une série de comportements destinés à surveiller les environnements extérieurs de façon à prévenir tout accident, toute agression, toute mise en danger de notre organisme. La Figure Cachée [16] qui assure aux niveaux psychologiques cette fonction partielle de l’EgoSystème a été nommée par Chögyam Trungpa «le Guetteur».
En temps ‘normal’ la peur doit jouer un rôle ‘normal’ d’avertisseur à propos des dangers extérieurs. Lorsqu’elle fonctionne à ce niveau nous pouvons la juger aussi pertinente que ‘positive’ puisqu’elle contribue à notre sécurité et à notre survie.
Lorsque l’Ego s’empare de cette peur inconsciente et primitive, il l’amplifie et la transforme en un processus pathologique qui tourne en circuit fermé à l’intérieur de mon activité mentale inconsciente (je peux mourir ou avoir du mal – donc: j’ai peur – donc: je souffre – donc: j’existe – donc: je peux mourir ou avoir du mal – donc: j’ai peur – donc: je souffre – etc.) Avec un corollaire particulièrement vicieux; si quelqu’un me dit par exemple: «Votre souffrance constante peut cesser. L’apprentissage dure un peu, il faut faire preuve de vigilance et d’attention constante, mais tout le monde peut apprendre et essayer de le faire. Ça vous intéresse?» En réponse, l’EgoSystème va immédiatement développer une de ses réactions parano-standard dont il a le secret à savoir: «Non merci, vraiment; c’est vraiment gentil de vous préoccuper de ma santé, mais je vais bien, vous savez, je gère!»
En réalité, l’Ego ne veut rien savoir de ce qui lui est proposé. Ou alors, il faut qu’il soit persuadé que c’est lui qui a eu l’idée pour s’y intéresser… J’appelle la Figure Cachée qui assure aux niveaux psychologiques cette fonction analytique mais partisane de l’Ego le «Bavard Intérieur». Autant le Guetteur que le Bavard Intérieur ont une activité limitée à leur fonction et aucun savoir-faire autre. Ils interviennent dans la psyché comme des fonctionnaires de la bureaucratie de l’Ego.
Les structures mentales de l’Ego au masculin
La composante schizo-paranoïde:
1°) L’aspect schizoïde évoque l’ensemble des ressentis liés aux phénomènes de dissociation psychique, sentiment d’être coupé(e) en deux, tiraillé(e) de deux côtés à la fois, ce qui correspond au sens étymologique du mot «dis-traction».
Dans le langage courant, il se manifeste par toutes les verbalisations autoréflexives, du type «je me demande[17]» suivi de n’importe quel bavardage, se terminant souvent par un air rêveur, voire absent, qui accompagne la question souvent ‘profonde’ dans le sens de ‘creuse’.
En l’absence d’une conscience opérationnelle digne de ce nom, l’Ego adore aussi se présenter comme un faux directeur de conscience, bien déguisé à l’intérieur, comme celui-qui-sait-quoi-faire, et qui me rappelle toujours dans mon intérêt tout ce que j’ai pu accumuler comme bagage comportemental[18] et moral et qui l’intéresse lui.
Quand il ne joue pas les conseillers avisés, l’Ego aime à me/se raconter des histoires merveilleuses qui ont l’avantage de le distraire de ses activités systématiques de banalisation bureaucratique accomplies en esprit ordinaire[19]. Il aime aussi m’amener à fabriquer les désirs et les addictions, puis transgresser les interdits, et à ‘me’ laisser culpabiliser ensuite, jusqu’aux phases de dépression d’impuissance et d’autodénigrement.
La confusion mentale constitue une conséquence directe de la dissociation, et une liste de ses manifestations verbales ordinaires se trouve dans la Leçon n°5: Les Gardiens du Langage Courant. Rien ne réjouit plus l’EgoSystème que l’imprécision et les à-peu-près, ainsi que tout ce qui peut nourrir les rêveries romantiques et les vague-à-l’âme dépressifs. S’y ajoutent les stéréotypes sociaux, tellement pratiques: je refuse de prendre telle décision parce que je suis breton, donc têtu, etc.
Il importe de comprendre qu’à chaque fois qu’une personne emploie de façon inconsciente ces verbalisations incorrectes, elle exprime et renforce son état d’aveuglement spécifique
a°) des phénomènes égotiques générateurs chez elle
b°) de l’entretien de ses troubles sémantiques[20] et
c°) des confusions qu’elle produit dans ses relations et communications avec les autres, etc.
En logique d’Aristote, ces deux dimensions sont régies par le Principe du Tiers Exclu qui s’illustre dans la Structure oubien/oubien et le Système Toutourien, créateurs non seulement d’interprétations bornées et de jugements à l’emporte pièce, mais aussi de sentiments d’incertitude, de malaise, etc. et à terme de tout un système d’angoisses à connexions synaptiques multiples.
2°) L’aspect paranoïde
La racine étymologique grecque para-noïa indique qu’il s’agit d’une raison-connaissance qui s’exerce ‘à côté’… du sens dit commun et raisonnable.
Autant la coupure schizoïde se caractérise par une souffrance constante de ne jamais savoir avec certitude quoi penser, quoi trouver vrai ou faux, quoi décider, autant l’attitude paranoïde éjecte de façon efficace et préventive tout ce qui peut s’opposer à la prémisse suivante: «Je suis le plus beau, je suis le plus fort, je suis le meilleur, j’ai toujours raison et le reste du monde a tort.»
Rien ne peut légitimer ni mettre en doute cette affirmation. Elle constitue une prémisse indéracinable, une certitude logique absolue sur laquelle l’existence entière est fondée et qui ne souffre aucune contestation ou mise en doute. Il s’agit d’un système-fonction: je définis un certain nombre de paramètres, je les valide en les vivant, puis je les théorise en système pour les rendre définitivement crédibles. Les religions qui ne supportent pas la remise en cause de leur ‘dogmes’ en sont une bonne illustration. Cette structure justifie les comportements de mépris, de rejet, de racisme et d’exclusion.
Cependant, l’univers ne l’entend pas de cette oreille, à commencer par toutes les autres structures égotiques voisines, autant individuelles que collectives, qui fonctionnent de façon semblable et qui sont, elles aussi, persuadées d’avoir raison. Dans ces conditions, les conflits de pouvoir, de puissance, d’économie et de religion sont inévitables.
Se construisent à la suite plusieurs idées tout aussi logiques: «Je vois bien que l’univers ne me comprend pas. Moi, je sais ce qui se passe. Je suis peut-être même le seul à le comprendre quand je vois à quel point ils ne comprennent rien. Il est évident qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Mais au fond, ils savent que je le sais, et ça les rend jaloux. Ils m’en veulent tous, ils veulent tous ma peau. Pas un(e) seul(e) à qui je puisse faire confiance. C’est pour cela que je ne peux rien dire ni confier à personne, que tout le monde est suspect par définition, qu’il faut que je me protège, que je garde mes idées et mes sentiments secrets, pour que personne ne puisse s’en servir contre moi.» Etc. Cette structure justifie les sentiments de solitude et d’étrangeté, le silence et le repli sur soi. Et de façon générale, le mensonge, la défiance et l’agressivité dans les relations humaines.
La composante dominant/dominé:
Cette configuration mentale fonctionne sur un mode de compensation entre l’inflation et la déflation, la surpression et la dépression. Comme le Roi Lear vit avec son Fou, Égo-Léon vit avec son souffre-douleur que j’ai personnifié sous le nom de Povtichou. Povtichou fonctionne sur un système misérabiliste puissant qui s’exprime par un bavardage mental à très haut potentiel toxique que j’appelle le Trio-Infernal ou le Trépied de l’Ego:
Le Trio Infernal
– Impuissance:«Une fois de plus, j’ai raté. Je suis nul, je n’arrive à rien. Je ne sais rien faire comme il faut. Le saurais-je, je ne peux pas, je n’en ai pas la force, pas le courage, et quoi que je fasse, je n’ai aucune chance de me sortir seul de mon trou. Oui, je suis malade à tous les niveaux de mon existence et strictement incapable de me soigner. Mais je sais que les autres aussi sont comme moi, misérables, fautifs et impuissants. C’est pourquoi seul un Rédempteur Divin pourra me sauver, Celui qui n’aura qu’une parole à dire pour que je sois ‘guéri’.» Etc.
– Culpabilité: «C’est de ma faute, je n’ai pas assez travaillé, pas assez compris, pas assez fait attention, pas assez écouté ce qu’on me disait, pas pris les moyens que j’aurais dû prendre, pas tenu compte des conseils qu’on m’a donné. Et puis, je suis coupable de tant de choses, ayant péché par pensée, par action, et même par omission, et même d’avoir douté au lieu de croire, d’avoir cru au lieu de douter», etc.
– Indignité: «Je ne suis pas digne de l’attention qu’on me porte, des bienfaits que je reçois, des paroles qu’on me dit, des caresses qu’on me donne. Je suis moche, incapable, mauvais(e), maladroit(e) et inadapté(e). Je n’ai pas le droit de penser, ni de juger, ni d’avoir des idées. Je suis fondamentalement une tare indémerdable», etc.
Pour résumer, «Excusez-moi d’exister». C’est ainsi que parle la petite voix misérable de Povtichou, pleurant toutes les larmes de son corps misérable, fautif et impur, aussi prosterné que paralysé devant le trône d’Égo-Léon.
Vingt marches monumentales plus haut que lui, drapé dans une robe d’apparat et portant le sceptre, la couronne et tous les attributs de ses royales fonctions, Égo-Léon, au fond d’une salle du trône aux dimensions de cathédrale, lui tient exactement le même discours dans lequel il suffit de remplacer ‘je’ par ‘tu’: «Tu as raté, c’est de ta faute, tu es incapable, etc.». Parfois avec mépris ou condescendance, parfois avec méchanceté et volonté de nuire, parfois avec pitié ou volonté d’humilier.
Dans nos activités ordinaires, nous avons le plus grand mal à observer dans nos comportements ce système esclavo-tyrannique parce que le Principe Egotique met tout en œuvre pour nous obliger à nous identifier en alternance à l’une des deux parties du jeu de massacre, voire les deux ensemble, créant d’idéales conditions hypnotiques qui nous interdisent toute distance de conscience.
Combien d’hommes qui en imposent autant par leur prestance que par leur position sociale dans le domaine public se conduisent en privé vis-à-vis des femmes comme des petits garçons frustrés, obsédés, anxieux, pervers, inquiets, fautifs et mal élevés?
Tant que l’aveuglement spécifique n’a pas été décelé, admis et fragilisé, tant que l’EgoSystème n’est pas reconnu comme la racine toxique de toute cette architecture illusoire et compliquée, il est bien difficile de retrouver la position de conscience juste, c’est-à-dire en contemplation non-souffrante parce que non-impliquée, non agissante parce qu’il est inutile en cette matière de ‘vouloir’ quoi que ce soit, et non-réagissante parce que dégagée des systèmes réflexes des conditionnements dans lesquels nos peurs et nos angoisses nous confinent.
Gouvernement et Bureaucratie de l’Ego
Maintenant que nous avons décrit les structures psycho-pathologiques de l’Ego-Tyran, il est temps de détailler ses principes de gouvernement:
1°) Pour continuer à diriger, rester caché de la conscience de cet imbécile: ‘moi’
Caché veut dire le moins visible possible. Lorsque ‘je’ l’entends me dispenser conseils, avertissements, ordres, avis, commentaires, jugements etc., sa voix n’est pas vraiment différenciée de mon activité consciente, illusion soigneusement entretenue par la confusion je/me/moi-même, etc., Cela peut donner des formulations ordinaires assez comiques, du genre: «Alors, je me suis dit: mon petit Philippe, là, tu ferais mieux d’y regarder à deux fois. Tu te rappelles que la dernière fois, tu t’es planté, tu t’y es mal pris. Mais cette fois-ci, tu vas y arriver!» ou encore, «Alors, je me suis dit: mon petit Philippe, tu l’as échappé belle! On (sic!) a eu chaud!»
En revanche, pas question d’en tirer une leçon d’existence quelconque sur les relations entre l’échec et la confusion mentale. Ego-Léon va maintenir Povtichou sous perfusion émotionnelle et sentimentale, dans une sorte d’hypnose contemplative de cet instant d’existence finalement passionnant au regard de la banalisation de l’esprit ordinaire. Mais aucune question ne sera formulée par ‘Philippe’ du genre: «Mais enfin, qui est-ce qui me cause, tout de suite? Qui me dit quoi à qui?»
2°) Maintenir mon attention dans l’ignorance des processus inconscients puisque c’est son territoire et qu’il n’est pas question que ma conscience ici-maintenant s’en occupe. Le Travail Intérieur agissant comme observation et dépistage systématique de l’Ego, Ego-Léon va tout mettre en œuvre pour détourner l’attention de Son Invisible Royaume inconscient en cherchant à me procurer un maximum d’occupations extérieures visibles toutes plus séduisantes ou nécessaires les unes que les autres. Pour éviter d’écouter ce qui se passe ‘à l’intérieur’, rien de tel que d’avoir un emploi du temps professionnel et/ou sexuel et/ou affectif surchargé. C’est même l’Excuse suprême qu’apprécient les autres égos…des autres!
Lorsqu’il se trouve confronté à la nécessité de comprendre une source quelconque de la souffrance, suite à mes efforts de conscience au présent, la bonne stratégie consistera à utiliser seulement l’intellect «Bon, ça y est, j’ai compris, pas la peine d’insister. Passons à autre chose», de façon à ‘me/nous/lui’ faire oublier ce désagrément le plus vite possible. Autre variante de la stratégie d’évitement: «Je connais, ça! J’ai déjà vu. Je le sais bien. Tu n’as rien d’autre de mieux à m’apprendre?»
3°) Entretenir la confusion existante, meilleur moyen préventif pour éviter toute différenciation, conscience et individuation. En effet, l’entrainement au Calme Mental nécessite un maximum de tranquillité, de silence et de confort, pour que le travail d’intériorisation puisse se faire correctement. Pour comprendre, essayons l’analogie sportive:
Pour réussir une performance en compétition, l’idéal consiste à s’entraîner au calme, en ayant le temps de répéter les gestes, attitudes, mouvements etc., d’entretenir le matériel existant, de tester le nouveau et de s’y adapter. Les conditions intérieures et extérieures d’apprentissage sont fondamentales pour permettre à la conscience corporelle de ‘prendre de nouvelles marques’ pendant l’espace-temps sécurisé de l’entraînement.
Sachant que pour le Travail Intérieur, les exigences techniques sont semblables, Ego-Léon orchestre et programme en tâche de fond un véritable Cirque Invisible (parce qu’inconscient) destiné à occuper la place de conscience disponible au maximum, de façon à nous laisser le plus ignorant possible, le plus désirant possible, le plus frustré possible, en résumé, le plus malheureux possible. Celui-ci va voir se succéder dans l’arrière plan conscient de ce que certains appellent ‘subconscient’ les acteurs de la Souffrance Ordinaire suivants:
- le Trac et mes Peurs favorites, qui me persuadent que je ne peux pas vivre sans elles et qui minent mon existence chaque fois qu’il s’agit d’affronter une soi-disant ‘nouveauté’,
- les Idées Fixes, stéréotypes d’interprétation qui portent bien leur nom, qui paralysent ma créativité et qui m’empêchent d’‘avancer’, qui génèrent elles-mêmes un certain nombre de tics, de comportements obsessionnels dont la répétition est censée devoir ‘me’ rassurer…
- la Sclérose des Catégories qui consiste à ne juger ce qui se passe qu’à partir de ce que je connais déjà, rejeter la nouveauté et l’étrangeté, résister au changement, etc.,
- la Distraction Mentale, véritable vagabondage de jeune singe sauvage qui incapacite ma concentration correcte et ma puissance normale de travail,
- le ‘P’tit-Vélo-dans-la-tête’, fabriquant de craintes de peurs, d’insomnies, d’inquiétudes et d’angoisses récurrentes, qui tourne en boucle comme un Manège infernal sur les regrets, les frustrations, les impuissances, les culpabilités,
- la configuration mentale que j’appelle Egollywood (qui fonctionne à coups de Sijorèsu) à savoir les fantasmes et les rêveries, les hypothèses et les théories invérifiables à propos de tout ce que j’aimerais qui se passe et tout ce qui aurait dû se passer si les ‘choses’ s’étaient produites ‘normalement’, (c’est-à-dire de façon idéale…),
- et toutes les psycho-somatisations tellement crédibles, puisque corporelles, qui surviennent dès qu’un conflit perdure sans trouver de solution satisfaisante, entre je, moi, EgoLéon, Povtichou, mon corps, mon esprit, mon âme et ‘ma conscience’ etc., en sachant que cela fait beaucoup de monde à réunir à la Table des Négociations de mon Comité d’Entreprise Intérieur.
Un Tyran Fou bourré d’énergie
Il est temps maintenant d’imaginer l’Ego au masculin sous la forme d’une sorte de génie paranoïaque et angoissé, aussi immatériel qu’une pensée changeante, qui passerait ma-sa vie à construire autour de moi-lui tout un système de défense extrêmement intelligent, complexe et élaboré, dans le but de sécuriser mon-son existence et de me-se rassurer sur ma-sa solidité personnelle. Dans la logique du système-fonction, le simple fait d’arriver à créer ces défenses, comme les murs d’un château, prouve par définition l’existence du constructeur.
Mais en réalité, tous les événements de l’existence extérieure et toutes les créations de l’esprit sont utilisés par lui comme des illusions qui servent à empêcher leur esclave (moi- inconscient-de-ce-qui-se-passe) de découvrir la tromperie fondamentale sur laquelle est assis son pouvoir. Il utilise l’activité même de notre esprit pour maintenir ce mythe fondamental de sa solidité et de sa durabilité.
Le Travail Intérieur implique de rendre conscient tout ce qui concerne l’Ego et ses rapports avec ‘moi’ (≈ conscience corporelle), l’activité inconsciente et ma présence (ma conscience 5ème au présent). Dans cette partie à quatre, l’Ego va utiliser de façon systématique toutes les formes de:
- Dissociation, Compensation, Addiction,
- Impuissance, Culpabilité, Indignité, telles que nous les avons vues, mais aussi:
- Fuite, dérobade, dissimulation, évitement,
- Confusion, amalgame, mélange, mensonge,
- Distraction, illusion, zapping, agitation,
- Volonté de contrôle, de pouvoir, de puissance,
- Colère, mépris, envie, jalousie, indélicatesse et incivilité,
- Comparaison, interprétation, jugement,
- Sentiments d’ennui, de déjà vu, déjà fait, déjà connu,
- Sensations de saturation, d’anesthésie,
- Sentiments d’indifférence, de ralbol, d’aquoibon, etc.
Pour verrouiller le tout avec un maximum d’efficacité, l’Ego utilise également comme alliés fonctionnels 1°) notre ‘fonction mentale majeure’, (intellect, sentiment, sensation, émotion, intuition, etc.) 2°) la modalité de conscience Esprit Ordinaire qui sert à organiser notre existence au quotidien, et 3°) pour verrouiller le tout, l’usage inconscient du Langage Courant qui est son terrain de jeu et son moyen d’expression favori.
Ce faisant, l’Ego structure une stratégie diabolique: utilisant tous ces domaines, il nous persuade et nous fait croire que nous sommes à l’origine de toutes nos perceptions, nos ressentis, nos analyses, nos décisions, et à la suite, nos erreurs, nos impasses, nos échecs.
En cas de décision de conscience contraire de ma part (qui implique une contrariété pour lui), l’Ego proteste, essaye de séduire, négocie, transactionne, auto justifie, interprète, juge, triche, ment, etc., la liste de ses façons de faire figurant au catalogue des poisons, des passions et de toutes les autres émotions perturbatrices[21].
Quitter l’état d’aveuglement spécifique
Nous ne pouvons en aucune façon nous libérer de la domination du système égotique si nous ne comprenons pas ses puissantes défenses et ses stratégies, si nous n’apprenons pas comment cesser d’y croire et comment cesser de nous comporter en accord inconscient avec ces croyances.
Tant que nous ne comprenons pas le fonctionnement et la nature de ce système-fonction mental complexe que nous appelons l’Ego, dont la racine est le processus de peur instinctive et animale sous toutes ses formes archaïques et inconscientes, nous sommes pris au piège dans une sorte d’absurdité quotidienne qui s’impose à Ego-nous avec une évidence tellement puissante que l’idée même de s’y attaquer comme à un adversaire différent de «moi» ne nous vient même pas à l’esprit. C’est un point très important, parce que c’est la définition même et la racine du processus d’auto-illusion et d’aveuglement spécifique.
Tableau terrible! Qui peut donner l’impression que l’Ego est partout, qu’il y a de quoi se décourager et qu’il vaut mieux ne même pas commencer le travail de libération. Stop! Cette impression aussi doit être reconnue comme un coup fourré de l’Ego à ne pas rater[22]… Car l’EgoSystème est porteur d’une considérable énergie que le Travail Intérieur permet, au fur et à mesure de l’entraînement, de récupérer à notre profit… de conscience.
Mettre de l’ordre dans la confusion et le désordre mental ordinaire et apprendre à vivre un état optimal de bonne santé fonde l’Art de Vivre au Quotidien. La qualité de notre existence dépend de la façon dont fonctionne notre esprit à chaque instant. Nous en sommes responsables.
Au Restaurant de la Souffrance, l’Ego ne paye jamais l’addition et il fait même, en plus, payer la soustraction!
[1] Voir Mode d’emploi n°3: Prendre Conscience
[2] En revanche, les deux systèmes légifèrent en général, sans intégrer la réalité fonctionnelle de certaines organisations mentales auxquelles leurs limitations de base interdisent toute auto-guérison et/ou rédemption.
[3] Voir le Concept d’Ego dans la pensée indienne Classique, la notion d’Ahamkàra, Paris 1978, et aussi le Yoga de Mircea Eliade, Ed. Payot.
[4] Maître Soufi (1924-1996) qui a diffusé l’enseignement Soufi en Occident.
[5] N.s.: abrév. de «niveaux silencieux». Voir Leçon n°2: Vocabulaire
[6] Voir Leçon n°12: Je, moi, ego, etc.
[7] Voir Mode d’emploi n°3: Prendre Conscience
[8] Voir Mode d’emploi n°1: Aveuglement Spécifique
[9] Voir Chöghiam Trungpa: Pratique de la Voie Tibétaine, ed. du Seuil
[10] Voir Le Moi Dominant, Courrier du Livre.
[11] Voir Mode d’emploi n°8: Figures Cachées
[12] Laissons de côté, mais sans l’oublier, la réalité des ‘bénéfices secondaires’.
[13] Ces catégories ne sont employées ici qu’à titre de repères collectifs. Aux niveaux personnels, les résultats sont beaucoup plus subtils et nuancés.
[14] Voir Leçon n°24: Le Processus d’Intériorisation
[15] Voir C. G. Jung, Dialectique du Moi et de l’Inconscient
[16] Voir Le Tao T’es Clown (Lydie Taïeb et Jean Puijalon, Amazon.fr)
[17] Voir Leçon n°34: Je me demande à qui?
[18] Terme qui n’a rien à voir avec la technique qui consiste, en cas de grosse colère, à accrocher un … à un porte manteau.
[19] Voir Leçon n°27: Esprit Ordinaire, Esprit d’Éveil
[20] Terme créé par Korzybski pour désigner les troubles organiques dont l’origine se trouve dans une interprétation contradictoire de la réalité.
[21] Voir la Leçon n°22: Nos quatre vérités
[22] Voir Leçon n°30: Coups fourrés de l’Ego-Tyran