Leçon n°31 – Suppositions inconscientes

Le langage courant étant réputé être ‘le même’ pour tout le monde, (de la même façon que le soleil brille pour tout le monde), chaque fois qu’une personne emploie le langage courant, c’est à dire dès qu’elle parle ou écrit, elle le fait parce qu’elle suppose de façon inconsciente que ce qu’elle dit:

1°) a du sens ‘en soi’, un sens ‘objectif’, ‘absolu’, indépendant des limitations factuelles de l’auteur et de l’auditeur, les mots qu’il a employés étant censés parler d’eux-mêmes.

2°) a un sens évident, «évident» signifiant visible à l’œil nu, audible à l’oreille normale, c.à.d. compréhensible en général et par tout le monde de la même façon, etc.

3°) décrit correctement, directement et suffisamment la réalité qu’elle entend exprimer, comme si un mot employé pouvait exprimer par définition tous les aspects de la réalité,

4°) sera automatiquement compris par son interlocuteur dans le sens qu’il a ‘pensé’, même s’il s’agit d’allusions, d’approximations, d’imprécisions, même à demi-mot s’il le faut, d’où son désarroi lorsqu’elle entend la question «Que voulez vous dire?» 

5°) intéresse son interlocuteur tant que ce dernier continue à l’écouter; la preuve, il continue! Que ce soit par convenance ou par politesse n’y change rien.

6°) va forcément produire des effets en rapport avec ses attentes, sans qu’il y ait besoin de vérifier quoi que ce soit. Si ça a été dit, c’est comme si c’était fait![1]

Quant à l’auditeur (ou lecteur comme vous maintenant) il suppose tout aussi inconsciemment que:

7°) l’auteur qu’il écoute ou qu’il lit ne raconte pas n’importe quoi. Par convention sociale également inconsciente, l’auteur est supposé déterminer même à ses propres yeux le sens de ce qu’il dit.

Une autre supposition inconsciente produit l’idée que:

8°) sous prétexte que nous avons tous à peu près le même système nerveux, nous avons tous forcément les mêmes repères sémantiques et les mêmes systèmes de compréhension. Cette supposition fonctionne comme «loi de causalité» simple et se révèle la plupart du temps fausse par rapport aux faits. Cela ne l’empêche pas d’être active et de produire des effets organiques, techniques et pratiques désastreux.

Dans notre système personnel de connaissance, une supposition ne fonctionne pas de façon isolée; elle fonctionne en interconnexion avec d’autres qui sont aussi la plupart du temps inconscientes et qui fonctionnent comme autant de croyances sans rapport avec la ‘réalité’, autrement dit, ‘ce qui se passe’. En résulte une capacité d’auto illusion dangereuse parce qu’inconsciente appelée « aveuglement spécifique »[2]  fortement connectée au langage courant dont elle procède autant qu’elle l’alimente.

Dans les relations humaines, le langage courant produit en permanence des interprétations, des suppositions et des réactions automatiques et inconscientes qui engendrent des surprises, des erreurs et des confusions. Sur tous les registres tant professionnels que privés, tant collectifs que personnels, les désordres qui en résultent aux niveaux émotionnels, sentimentaux et relationnels conditionnent et contaminent tous les événements ordinaires à l’intérieur et à l’extérieur.

Autant lorsque « tout va bien« , ou qu’une certaine entente ou tolérance règne, les incompréhensions qui surviennent entre les partenaires ne développent pas forcément des catastrophes. En revanche, lorsque ces contextes affectifs se détériorent, les ennuis commencent avec les discussions et les explications, et perdurent même jusque devant les tribunaux s’il le faut.

En cas de mauvaise volonté ou de carence chronique de communication verbale, les interprétations tordues et tendancieuses des mots augmentent à grande vitesse: c’est le cas où tout le monde finit par se taire en craignant que l’autre n’interprète ‘mal’ ce qu’il veut dire et que cette incompréhension ne déclenche une réaction agressive. Le motif de fond en ce cas n’est pas d’ordre interprétatif. Il renvoie à la crainte de la violence et de la souffrance, ce qui constitue un autre sujet.

Cette structure cachée de ‘Loi du silence’ est loin d’être l’apanage des couples, des amis et des familles en difficulté. La vie en entreprise foisonne au quotidien d’exemples semblables  qui sont autant de sources d’incompréhension capables de générer un monumental gâchis humain, relationnel, énergétique et financier!

Depuis le début du 20ème siècle, nous savons que les crash boursiers et autres crises financières mondiales dont nous subissons toujours les effets sont directement liés à des comportements affectifs et sentimentaux primaires et addictifs du type des jeux de hasard et des paris qui fonctionnent comme des suppositions à risques. Le langage de la finance romantico-poétique inadapté à son objet contribue à maintenir le désordre existant et empêcher toute représentation et modélisation nouvelles d’émerger. Mais il n’est pas le seul!

Dans la liste des Gardiens du Langage courant[3], figure celui que j’ai appelé Supozidonc. Ce Gardien dépiste toutes les suppositions, hypothèses et inférences suivies (ou non) de «donc» et ce, en sachant qu’il y a au moins 2 niveaux de pièges possibles dans cette histoire:

Le premier s’appelle «Causalité simple» et il consiste à relier une déduction à une seule cause. Exemple: «Elle n’est pas venue travailler ce matin, donc elle est malade.» En effet, il peut y avoir bien d’autres explications que celle-ci.

Le second s’appelle «Causalité implicite». Le petit mot «donc» n’est ni audible, ni visible et cependant, le résultat est le même. Par exemple: «Si elle fait la tête, c’est qu’elle m’en veut.» Dans les 2 cas, je suis inconscient(e) de me limiter à une seule cause produisant un seul effet.

Dans l’utilisation ‘normale’ du langage courant, nous sommes la plupart du temps inconscients que nous avons une fâcheuse tendance à considérer nos suppositions de même valeur que s’il s’agissait d’observations. Ce que je viens d’expliquer constitue la racine de l’expression «Prendre ses désirs pour la ‘réalité’».

Juste après le rituel «STOP» de dépistage, il existe au moins 3 moyens pour invalider les conséquences toxiques que fabrique automatiquement cette articulation mentale:

  1. Discerner si ce que je viens de dire/penser constitue une observation, une supposition, une inférence, une déduction, une hypothèse etc.
  2. Vérifier tout de suite si ce qui vient d’être dit/pensé a une correspondance dans le ‘réel objectif’,
  3. Préciser le contenu de la proposition dans tous les cas en affinant la similitude de structure entre carte et territoire.

Une histoire-enseignement soufie qu’Idries Shah a racontée dit ceci: «Lorsque les événements se déroulent à ton avantage, tu appelles cela la Chance, tu te réjouis et parce que cela se fait, tu remercies Dieu. Lorsque tes affaires tournent mal, tu appelles cela la Malchance, tu te désoles, tu préfères penser que Dieu n’y est pour rien ou mieux encore, que c’est Sa Volonté. Il ne te viendrait pas à l’esprit de penser que ton ignorance est la première cause de ta joie et de ton désespoir. Et comment vas-tu faire pour cesser d’ignorer? Travaille et observe!»


[1] Voir Leçon n°8: Dire n’est pas faire
[2] Voir Mode d’emploi n°1: Aveuglement Spécifique
[3] Voir Leçon n°5: Les Gardiens du Langage Courant