Un Prince très prétentieux et très soucieux de donner de lui-même l’image d’un souverain intelligent et généreux faisait dégager les rues de sa ville par ses gardes lorsqu’il décidait d’aller s’y promener. Les gardes n’étaient pas tendres et la cohue bon enfant qui régnait d’ordinaire se transformait souvent en déroute sous les coups un peu rudes des soldats.
Au pied d’une échoppe de vannier, un mendiant, qui portait à sa ceinture une tête de mort bien cuite par le soleil du désert, tendait la main aux passants.
L’arrivée du Prince provoqua la cohue habituelle dans la rue, et une pièce d’or échappant à son légitime propriétaire vint rouler non loin du mendiant. Ce dernier s’en saisit prestement, mais ne put éviter qu’un garde du Prince lui marchât dessus. Le mendiant invectiva le garde en se tenant la main de douleur, fit un commentaire désagréable sur le Prince qui était finalement la cause de tout ceci, et termina naturellement sa journée au cachot. Le lendemain, il se retrouva devant le Tribunal du Prince qui lui dit:
– Hier, tu as proféré à mon endroit des insultes. Qu’as-tu à dire pour ta défense?
– Tes gardes ne t’ont pas rapporté correctement ce que j’ai dit. J’ai dit qu’un Prince vraiment généreux devrait faire en sorte que les mendiants de son royaume puissent mendier sans s’abîmer les mains. Ton garde a vu ma main avant de l’écraser et il n’a pas retenu son pied. Ainsi il a écrasé aussi mon cœur, mais je ne t’ai pas insulté.
– Tu prétends que je ne suis pas généreux?
– Mon Prince, je dis seulement qu’il y a sur cette terre des gens qui manquent de tout et qui n’ont besoin de rien. Je suis de ceux-là. Il y en a aussi qui ne manquent de rien et qui ont besoin de tout, et peut-être es-tu de ceux-là, si tu laisses tes gardes traiter ainsi un pauvre mendiant. Si tu es généreux, essaie seulement de remplir de pièces d’or la tête de mort qui est ma seule compagne. Si tu y parviens, tu pourras disposer de ma vie. Sinon tu devras toi aussi te reconnaître comme un mendiant.
– C’est entendu. Mais si j’y parviens, je te couperais la tête.
Hélas, le Prince dut arrêter l’expérience rapidement. Tout son trésor faillit disparaître dans le crâne magique, et tout ce qu’on arrivait à y mettre disparaissait également. Le Prince s’avoua vaincu et dit:
– Tu as gagné, Mendiant. Je ne te couperai pas la tête. Mais quel est donc ce prodige, et pourquoi dois-je me reconnaître mendiant moi-même?
– Mon Prince, cette tête de mort continue à fonctionner comme le faisait son propriétaire. Elle était pleine de désirs, et les désirs sont insatiables. Ma main écrasée par les pieds de tes soldats est la preuve que tu mendies l’estime de tes sujets. Quand à me couper la tête, cela ne remplira pas ton trésor. Elle est bien vide depuis longtemps et voilà pourquoi je n’ai besoin de rien.
Le Mendiant salua alors le Prince en souriant, et s’en fut librement.