08 – Figures Cachées

Autant le processus de personnification peut se révéler toxique et générateur d’impasses lorsqu’il est inconscient[1], autant il peut se révéler un auxiliaire puissant lorsqu’il est utilisé en conscience dans le Travail Intérieur.

Ce que Jung a appelé le processus d’individuation passe par la confrontation vivante avec ce qu’il a nommé les Archétypes, à savoir les grandes et les petites figures  de notre Monde Intérieur, autrement dit, notre ‘Cirque’ ou notre ‘Théâtre’ invisible et inconscient.

En Travail Intérieur, l’entrée en découverte des processus inconscients passe par une cette étape non rationnelle, non mathématique, qui consiste à personnifier en conscience ces «figures», c’est-à-dire, de les traiter comme des personnages intérieurs autonomes doués d’une personnalité particulière. Dans sa biographie[2], C.G.Jung a consacré deux chapitres intitulés Confrontation avec l’Inconscient, et De la vie après la mort dans lesquels il explique comment il a découvert ces mécanismes mentaux et comment il s’en est servi pour fabriquer une conscience et une connaissance nouvelles de notre activité mentale:

«Ce qui importe surtout, c’est la différence entre ‘le conscient’ et les contenus de ‘l’inconscient’. Il faut en quelque sorte isoler ces derniers et la façon la plus facile de le faire est de les personnifier, puis d’établir, en partant de la conscience, un contact avec ces personnages. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut leur soustraire leur puissance, qu’autrement ils exercent sur ‘le conscient’. Comme ces contenus possèdent un certain degré d’autonomie, cette technique n’offre pas de difficultés particulières.»

Lorsque Jung parle de personnifier, c’est très bien! Pas de difficulté particulière? Certes! Mais comment le faire? Pour trouver un mode d’emploi utilisable, voici quelques explications techniques qui développent le texte précité:

1°) Différencier

Comme le dit Jung, c’est le point de départ fondamental sans lequel il ne se passera rien d’intéressant. Ici, différencier signifie qu’il s’agit d’établir en conscience[3] une différence entre l’activité consciente et l’activité inconsciente et cela n’a rien d’évident. En effet, l’activité égotique produit en permanence l’idée – qui se présente comme une  certitude – que dès le moment que c’est ‘moi’ qui pense, ‘je’ suis conscient de tout, responsable de tout, créateur de tout, à l’origine de tout, etc.

Cette production est issue de quelques principes classiques de gouvernement de l’Ego[4] à savoir: a°) Rester caché, c’est-à-dire non différencié de l’activité consciente, de façon à rester identifié à ‘je’ et à ‘moi’[5], b°) Maintenir l’ignorance de l’existence même de processus inconscients et de leurs rapports avec la souffrance, c°) Entretenir la confusion existante, meilleur moyen préventif pour éviter toute différenciation, conscience, clairvoyance et individuation qui conduirait à un affaiblissement de son pouvoir.

Pour employer une image analogique, la différenciation ressemble au processus de décantation de l’eau argileuse. Tant que l’esprit est agité, l’eau (qui symbolise la faculté de ‘voir clair’) et l’argile (qui symbolise l’énergie de l’Ego) sont mélangées, et le résultat est trouble. Il faut donc rester tranquille pour laisser à l’activité mentale le temps de ‘décanter’, autrement dit, se calmer. Tant qu’il y a trop d’agitation ‘dehors’, le processus d’intériorisation peine à se produire. Rien de mieux que la méditation assise pour y parvenir, et ce premier ‘acte’ appartient au registre de non-agir puisqu’il s’agit de lâcher prise et cesser de s’agiter pour que la différenciation se produise.

2°) Reconnaître et invalider

La séparation s’étant produite par simple décantation, ‘je’ dois reconnaître qu’il a suffi de rester tranquille pour que le ‘temps se calme’. Les agitations, incohérences et leur cortège de souffrances annexes me prouvent que je n’étais pas dans mon état ‘normal’ de calme mental. Et il faut bien ça pour me le rappeler, parce que j’étais en plein dedans! Le langage courant dit: «Je ne me sentais pas bien, je n’étais pas moi-même, j’étais comme embarqué(e) dans quelque chose qui me dépasse, je ne me contrôlais plus, c’était trop fort pour moi, etc.»[6] et que cette façon dont j’agissais précédemment peut ressembler à une sorte de possession, associée à une situation schizoïde.

Le processus d’invalidation[7] doit alors suivre en prononçant à haute voix: «Rien de ce qui s’est passé et que je ici-maintenant peux contempler clairement ne contribue à ma bonne santé et ne m’amène à être heureux. Par conséquent, je reconnais que ces comportements ne sont pas moi, ne me correspondent pas, que je n’en suis pas l’auteur(e), que je ne peux pas en être coupable, même si je les ressens et que l’illusion est parfaite. Je ici-maintenant ne valide pas tout cela. Je ne fonctionnerai plus ainsi à l’avenir et je veillerai à me rappeler cette décision de conscience à chaque fois que cela pourra se produire à nouveau.»

Cette étape fait appel à l’esprit logique et à l’intellect. Seule, elle ne suffit pas et elle doit être complétée.

3°) Isoler

Isoler signifie enlever du sol, rendre seul. Ce second acte est une décision de conscience d’ordre technique qui consiste seulement à faire ce qui doit être fait. Je puis en conscience décider de laisser ‘l’eau’ se séparer de ‘l’argile’, conséquence logique, factuelle et normale de l’absence d’agitation. Pour en revenir au vocabulaire technique, il s’agit de tirer les conséquences  techniques du discernement qui s’est produit. Il s’agit a°) du processus de dés-identification «Je ne suis pas cela.» qui consiste à prononcer cette phrase à haute voix, puis b°) d’un processus énergétique de séparation qui est du registre de «J’admets que ces processus existent sans moi, en dehors de moi, peuvent même s’imposer à moi, et presque toujours jouer contre moi.» Ce faisant, je m’isole de ces processus; je me place seul en face d’eux.

4°) Personnifier en conscience

Etym: faire une personne. Il ne s’agit ni du processus de création du type Frankenstein, ni de celui de type Golem, ces deux archétypes correspondant à des représentations-croyances collectives, romantiques et conjoncturelles. Le processus mental à observer est d’ordre individuel et repose sur 5 facteurs nécessaires qui vont jouer ici:

a°) la capacité imaginaire et imaginale de l’esprit à fonctionner de façon magique, mythologique et symbolique, à croire sans vérifier en l’existence de Dieux, d’Anges, de Démons, mais aussi de fantômes, de loups garous, d’elfes et de vampires, mais encore de soucoupes volantes et d’extraterrestres, etc., et de façon plus générale, à créer des causes magiques et imaginaires à tout ce que l’intelligence rationnelle est incapable de nommer ou d’expliquer.

b°) La capacité d’auto-illusion de l’esprit, qui consiste pour nous à croire n’importe quoi pourvu que la décision inconsciente ait été prise…à notre insu (de conscience) par l’Ego. Elle produit aussi la prémisse inconsciente que la Science est capable de tout expliquer, ce qui conduit à rejeter comme non existant ou indigne d’intérêt tout phénomène qui échappe à l’analyse, la pensée et les paramètres scientifiques.

c°) la capacité d’associer des perceptions sensorielles, des ressentis émotionnels et sentimentaux avec des images pour en faire une représentation vivante, qui inclut le phénomène de contamination des phénomènes mentaux entre eux,

d°) le processus de projection/introjection énergétique, qui consiste ici à identifier le résultat de la synergie de tous ces éléments avec une configuration d’inconscience[8] corporelle,

e°) qui se traduira par l’illusion d’une perception de présence, comme s’il y avait «vraiment» une personne différente de «moi», à l’intérieur même de «moi» (vocabulaire confus ordinaire: voir la rubrique 1°) Différencier ci-dessus). Sans délai, je vais choisir d’y croire, de façon consciente et volontaire. Je sais ce que je fais.

5°) Donner un nom

En nommant cette personnalité-personne de façon précise et par association intuitive, non rationnelle et non intellectuelle, je prends les moyens de la différencier des autres en se fondant sur ses caractéristiques existentielles. Tous les noms propres ou sales, nobles ou communs, mythologiques ou historiques, verbes, adverbes, etc., sont permis! Il faut que ce nom soit efficace, c’est-à-dire qu’il ait du sens pour moi, pour que je puisse la reconnaître sans effort dès que je la verrai apparaître dans mon champ de conscience.

Par exemple, lorsque j’expérimentais(1975/80) ces questions, j’avais(1975/80)  appelé mon démon favori «Albert», ce qui avait eu pour effet de dédramatiser l’ensemble de la situation et en particulier, ma perception des phénomènes inconscients.

6°) Etablir un contact

Dès lors que je reconnais cette personnalité comme vivante à l’intérieur de moi, comme différente de la mienne et que je lui ai donné un nom, le travail de configuration d’une croyance consciente a été effectué. Il me reste à ‘établir un contact’, comme dit Jung. Pour parvenir à ce résultat, je vais donc développer à la fois l’intention de mettre en œuvre ce contact, l’envie de le faire (c.à.d. la motivation) parce que cela a du sens, et les moyens techniques qui suivent:

7°) Invoquer

Lorsqu’il est question d’évoquer (etym: ex-vocare, qui signifie «Parler/appeler à l’extérieur»), il est surtout question de parler à propos, de faire du bruit avec la bouche, dans le meilleur des cas, donner une information. Par exemple, «Dans le courant de la discussion, nous avons, entre autres, évoqué la situation préoccupante en Russie.» Il s’agit d’un processus intellectuel associé à un échange ou à une déclaration verbale qui n’implique rien d’autre.

En langage courant, le terme «vocation» indique plutôt qu’une personne a ressenti comme un appel intérieur à faire tel ou tel métier, le plus souvent humanitaire, religieux, médical, mystique, artistique, etc.

Etym: in-vocare. «Parler/Appeler à l’intérieur». Nous sommes ici dans un registre qui ressemble aux registres ésotérique, magique, mystique, etc.,  L’invocation peut avoir lue à voix haute ou basse, le but de l’opération consiste à modifier mon état de conscience et de créer la configuration mentale appropriée. Cela va se traduire par un vrai discours, du genre: «Bonjour Albert! Je sens ta présence et je t’ai reconnu(e).»

8°) Prêter la main

Le procédé va consister à partir du principe qu’une Figure Cachée n’a pas les moyens ordinaires de parler tant que je ne l’invite pas correctement à le faire. C’est une bonne façon de prendre conscience qu’elles ne sont pas toutes puissantes, contrairement à ce que nos ressentis nous persuaderaient volontiers de croire. Les Figures Cachées étant par définition immatérielles et invisibles, je dois trouver comment mettre mes moyens ordinaires à leur disposition pour qu’elles puissent s’exprimer. Écrire pour discuter en état modifié de conscience (écriture automatique) est certainement le moyen le plus simple, et il permet aussi de garder la trace directe de ce qui se passe.

Qu’est-ce qui se passe, Albert?
– Ça ne va pas. Je ne suis pas content.
Qu’est-ce qui ne te plaît pas? Je t’écoute et je note. Et après, nous verrons ensemble ce qui peut être fait.

Et la suite peut s’ensuivre, en sachant que ce travail contribue à la connaissance des processus en ‘Ombre’ et qu’il n’y a pas lieu d’en dire plus dans le cadre limité de cet article. Ce qui reste à développer et à pratiquer doit être fait mais n’a pas lieu d’être dit.

9°) Prêter son clown

Plus puissant encore, car dépassant le registre verbal, intellectuel et analytique limité, le nez rouge du clown permet de compléter le travail précédent en réalisant avec des improvisations adaptées[9] une véritable incarnation globale, organique et mouvante, des Figures Cachées. Ce travail suspend provisoirement les processus égotiques et les systèmes de défense névrotiques. Il  permet un repérage de conscience sensorielle des signatures corporelles et des expressions émotionnelles et sentimentales qui leur sont associées. Il permet aussi d’envisager des transferts d’énergie importants au détriment des comportements souffrants et inadaptés au profit de la ‘Présence Clown’ 9.

Petit rappel pour finir

La découverte et l’entrée en relation avec les Figures Cachées, est une étape essentielle de l’analyse jungienne individuelle et du processus d’individuation. Au même titre que l’analyse des rêves, la pratique du rêve éveillé, les jeux de sable, etc., mais à des niveaux différents, elle constitue un moyen pratique idéal d’aborder le dialogue avec l’Ombre, la Mythanalyse[10] et ensuite, la richesse de l’activité mentale inconsciente. Elle permet de transformer en profondeur l’existence de toute personne capable de mener à bien ce travail de conscience correctement. Mais compte tenu des puissants processus de déni, d’entêtement et de protestation dus à l’aveuglement spécifique et aux stratégies de l’Ego, il est illusoire d’espérer le faire seul(e) et dangereux[11] de le faire en étant mal guidé(e) et mal accompagné(e).


[1] Voir Leçon n°23: Le piège de la personnification
[2] «Ma Vie», collection Témoins, Gallimard 1966, p.198 et suiv.
[3] Les termes «en conscience» et «décision de conscience» renvoient toujours au Mode d’emploi n°3: Prendre conscience
[4] Voir Leçon n°37: L’EgoSystème au masculin
[5] Voir Leçon n°12: Je, moi, ego, etc.
[6] Voir Leçon n°34: Je me demande à qui?
[7] Voir Mode d’emploi n°4: Invalider la Souffrance ou l’Apprenti Sorcier
[8] Je confirme: inconscience corporelle. Ce processus est automatique.
[9] Voir les stages de Conscience corporelle sur www.clownessence.fr
[10] Voir Pierre Solié: La femme essentielle
[11] Voir Leçon n°36: Pratique de l’Impasse