Le terme «individuation» a été emprunté par Jung aux scolastiques (écoles ecclésiastiques et universités d’Europe entre le 9ème et le 17ème siècle) qui sur la lignée Socrate-Aristote en avaient fait un principe.
Étymologie: littéralement, ce mot-concept «principe» signifie «ce qui est au début, à l’origine, à la base» d’un raisonnement, d’une énonciation, d’une théorie, d’un modèle etc. Ce terme n’a pas échappé à la frénésie de création de catégories d’Aristote et se trouve 2500 ans après toujours marqué, dans notre façon implicite de le ressentir, par une dimension immuable. «ça» ne bouge pas, c’est là, ça se trouve au début et ça conditionne tout le reste. Lorsque je décide de faire d’un événement ou d’une situation une question de principe, je donne un sens particulier de structure à toute l’évolution éventuelle de ce qui est en train de se passer.
Le concept de principe ne convenait donc pas à Jung dans la mesure où il implique une sorte de «pétrification d’idée» à la base. En revanche, le terme «processus» désigne de façon évolutive, dynamique et changeante, un ensemble-système complexe quasi organique d’événements intérieurs et/ou extérieurs, matériels et/ou immatériels, collectifs et/ou individuels, conscients et/ou inconscients, sociaux et/ou personnels, etc…
Au cours de ce processus, l’individu(e) structure et réalise son existence de «personne» simplement en se différenciant du collectif et des caractères génériques de l’espèce. Il s’agit de «devenir individu, et dans la mesure où nous comprenons par individualité notre caractère unique, incomparable, dernier, venir à son propre moi»[1].
Cette façon de ‘penser’ correspond très exactement 1°) au concept d’impermanence bouddhiste 2°) au concept de non-dualité taoïste, 3°) à l’orientation non-aristotélicienne développée en épistémologie des Sciences au début du 20ème siècle et développée en Sémantique Générale par Korzybski.
En termes de pensée occidentale classique, nous nous posons la question en termes de «Mais comment faire cela?» En termes de non-agir, la question serait plutôt: que dois-je arrêter de faire de façon automatique et habituelle qui empêche le déroulement simple et naturel de mon existence. À ce titre, il me semble que le modus operandi du processus d’individuation peut être schématisé de la façon suivante:
1°) D’abord et avant tout, cesser d’essayer de faire ce qui ne peut l’être et cesser en même temps de générer des comportements mal adaptés et mal heureux. Cette phase de l’opération s’appelle lâcher prise. Elle correspond à admettre l’échec des comportements précédents et la possibilité d’en changer. Elle constitue un préalable au processus d’intériorisation. L’idée de lâcher prise envers les contextes extérieurs, d’abandonner la volonté de maîtriser le monde et de le plier à ses désirs, rejoint et fonde celle d’un travail intérieur sans violence, par simple cessation du combat[2]. Simplement ouvrir les mains.
2°) Ensuite, observer qu’un individu n’existe pas sans ses environnements et qu’il en est interdépendant. Observer qu’il existe des environnements externes (les objets de l’attention), et environnements internes (les modalités de l’aperception) et qu’ils sont interdépendants entre eux. Observer qu’il est possible de trouver des correspondances entre les événements du ‘dehors’ et ce qui se passe ‘dedans’. (Plan de l’objet versus plan du sujet dans l’analyse des rêves et en Mythanalyse). Cette phase de l’opération s’appelle chez Jung la constitution de la fonction symbolique.
3°) A la suite, le processus d’intériorisation peut se poursuivre par désinvestissement énergétique progressif du «monde extérieur», qui était précédemment trop fascinant et sur lequel tous les ‘fonctionnements internes se trouvaient projetés comme sur un écran de cinéma.
Ce désinvestissement énergétique se manifeste par le retrait progressif des projections au profit de l’examen des processus internes précédemment inconscients et qui accèdent à la conscience.
4°) A quelle occasion peut se faire cet examen? Tout simplement à l’occasion de n’importe quel conflit qui se présente dans la vie courante, et il existe suffisamment d’occasions pour qu’il n’y ait pas besoin d’en développer d’autres.
Chaque conflit mobilise certains aspects de la personnalité et pas tous. La psyché inconsciente se met alors à jouer sa propre partition autonome, (rêves, actes manqués, somatisations, etc.) en réaction (et compensation) aux décisions qui résultent des sentiments et des jugements de valeurs dits ‘conscients’.
L’organisation mentale ordinaire se trouve alors partagée entre ces aspects conscients et inconscients. J’appelle cette phase de l’utilisation de la fonction symbolique en intériorisation la reconnaissance des opposés.
5°) Le ‘but’ de cette reconnaissance des opposés, (conscient et inconscient) consiste à placer le sujet dans un état de conscience particulier qui relève d’une observation et d’une contemplation non impliquée et non-agissante. Il s’agit de n’être ni l’un, ni l’autre, mais de laisser coexister en conscience ces aspects apparemment opposés jusqu’à ce qu’une transformation se produise, qu’il n’est pas besoin de chercher à provoquer, qu’il suffit d’attendre.
6°) Sachant que les dynamiques énergétiques opposées restent ainsi en équilibre, vient un moment où la situation devient absurde. La représentation intellectuelle et les défenses inappropriées craquent, et l’organisme tout entier peut reconfigurer des différentes dynamiques et ses différents fonctionnements pour que la situation reste vivable.
«Du fait de sa participation active» (non impliquée et non volontariste) le sujet se mêle aux processus inconscients et il en devient détenteur en se laissant pénétrer et saisir par eux. Ainsi il relie en lui les plans inconscients. Cette dialectique du moi et de l’inconscient [3] provoque un mouvement ascensionnel, …/… une métamorphose …/… et la naissance de «l’esprit subtil» (au sens alchimique du terme) Telle est la fonction transcendante qui naît de la conjonction des facteurs opposés.»
Quatre originalités essentielles de Jung
1°) Jung a fonctionné en épistémologue et sur la base d’une méthodologie scientifique. Il considérait ses différentes études et activités comme des aspects de recherche sur la théorie de la connaissance.
2°) La dimension thérapeutique de ses travaux était considérée par lui comme secondaire par rapport à la primauté du processus d’individuation. Autrement dit, la psychologie des profondeurs est destinée d’abord à des gens considérés comme «bien portants» et à qui il arrive «d’aller mal».
3°) Il a rejoint M. Eliade, K. Durkheim et les anthropologues sur la désacralisation du discours à propos du «fait religieux» en posant en principe que toutes les activités religieuses pouvaient, elles aussi, être considérées comme des phénomènes mentaux et sociaux et à ce titre, étudiées avec la rigueur et la méthodologie scientifiques appropriées.
4°) La notion d’individuation est conçue comme un processus par lequel un individu (au départ, abstraction mathématique neutre) peut développer son humanité (être vivant dans des environnements de relations) en se dégageant progressivement des conditionnements, engrammes, mémoires et héritages (innés et/ou acquis, génétiques et/ou culturels, etc.,) de toute nature.
Comme chez Korzybski, il s’agit d’un progrès de conscience qui n’a pas vocation à rajouter de la complexité et des conflits dans l’extérieur des événements, mais qui résulte plutôt d’un processus coordonné de simplification. Dés-encombrer, dé-mélanger, des-identifier, déblayer, alléger, assainir, ordonner; ensuite, (et c’en sera une conséquence directe), ce qui reste à faire pourra être fait mieux et plus simplement.
Nous avons là une dynamique très particulière qui consiste d’abord à laisser advenir ce qui se passe en cessant de faire ce qui ne doit/peut pas être fait, et de voir ensuite comment un nouvel état de conscience plus adapté et actualisé pourra s’exprimer.
Encore une fois, chaque fois qu’il est question de «vouloir», il est question de «but». Chaque fois qu’il est question de but, la fin justifie les moyens. Chaque fois que la fin justifie les moyens, le lien social et le plaisir de vivre ensemble disparaissent au profit de la stupidité, du malheur et de la souffrance ordinaires.
Pour exprimer l’essence de Non-Agir, dans le Tao Tö King, Lao Tseu emploie l’image suivante: «Le Ciel et la Terre suivent leur cours sans effort.» Les Soufis, eux, disent plutôt de la personne qui travaille-intérieur de la sorte qu’elle peut réaliser simplement en conscience le possible au présent.
Alors, comment résumer ce qui vient d’être dit? je dirais:
Cesser de Vouloir Devenir;
Simplement Laisser Advenir.
[1] Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Armand Colin
[2] Texte publié en Suisse et en 1933. Les contextes extérieurs n’allaient pas dans le même sens…
[3] Jung: Dialectique du moi et de l’inconscient, Gallimard, 1964